La situation préoccupante de l’enseignement français à l’étranger a été annoncée tant de fois et avec tant de précision qu’il est difficile de croire aux montants que le Gouvernement envisage de verser à l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger (AEFE) dans le projet de loi de finances pour 2026.
Depuis 2009, la Cour des comptes l’avait prédit. En 2016, elle l’avait chiffré. En 2018, le Sénat l’avait documenté. En 2024, le ministère du Budget assumait, avec une clarté glaçante, l’insuffisance de la subvention publique versée par l’État à l’opérateur public comme « un choix délibéré ». En 2025, le Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères parlait d’un « système à bout de souffle » et de « risque avéré de cessation de paiement ». Les syndicats, les parents d’élèves, les conseillers des Français de l’étranger, les parlementaires, tout le monde sait et alerte. Mais cette situation n’a rien d’une fatalité : elle est le résultat d’un choix politique délibéré et méthodique de désengagement du service public. Et comme tout choix politique, il peut être renversé.
Alors que le Projet de loi de finances 2026 prévoit de nouvelles coupes budgétaires de 25 M€ pour notre réseau éducatif à l’étranger, il est temps de nommer les choses : ce qui se joue désormais est probablement l’avenir du réseau face au démantèlement progressif de notre service public d’enseignement.
Un réseau d’exception sacrifié sur l’autel du libéralisme
La France possède le premier réseau d’enseignement internationalisé au monde : 612 établissements dans 139 pays, près de 400 000 élèves, des générations d’anciens élèves, dont certains occupent aujourd’hui des postes clés dans la diplomatie, l’économie et la culture au service de notre rayonnement. Ce réseau, piloté par l’AEFE, représente notre plus bel outil d’influence, celui qui incarne concrètement notre conception universaliste de l’éducation.
Pourtant, depuis 2009, l’État organise méthodiquement son propre retrait. Les crédits publics qui financent le réseau ont chuté de 8,2% depuis 2012 tandis que les frais de scolarité ont explosé. Ce qui était un service public accessible devient progressivement un système à deux vitesses, où seuls les plus aisés peuvent s’offrir une éducation française de qualité. La part des crédits de l’État dans le budget de l’AEFE a diminué de 7% tandis que la participation des familles a bondi de 34%.
Le choix délibéré du désengagement
Les faits sont accablants. Depuis 2009, l’État a transféré à l’AEFE la charge de la part patronale des pensions civiles des personnels détachés dans les établissements en gestion directe et conventionnés, avec une compensation initiale de 120 M€. Seize ans plus tard, cette compensation n’a jamais été revalorisée alors que le coût réel atteint aujourd’hui près de 180 M€, créant un déficit structurel de 60 M€ par an assumé par la trésorerie de l’opérateur au détriment d’autres dépenses de fonctionnement.
La situation financière de l’AEFE reflète aujourd’hui cette stratégie d’asphyxie programmée. En fin d’année 2024, le solde budgétaire de l’Agence révélait un déficit de 38,8 M€.
Un bilan catastrophique depuis 2017
Les gouvernements successifs depuis 2017 ont accéléré cette politique de démantèlement. En sept ans, les crédits alloués au réseau ont été amputés de plusieurs dizaines de millions d’euros. Le projet de loi de finances 2026 prévoit une nouvelle baisse de 25 M€ par rapport à 2025, voire 54 millions si l’on compare au montant effectivement exécuté en 2024.
Les conséquences de cette politique sont concrètes et inquiétantes. Depuis 2017, 500 postes d’enseignants ont été supprimés, avec 100 suppressions en 2025 et 50 supplémentaires prévues chacune des deux années suivantes.
Le nombre d’élèves boursiers français s’est effondré, passant de 29 713 en 2020 à 20 575 en 2024, soit une chute de près de 9 200 boursiers en quatre ans. Cette hémorragie témoigne à la fois du durcissement des critères d’attribution et de l’explosion des coûts qui place de nombreuses familles dans l’impasse. Les classes moyennes, premières victimes de la hausse des frais de scolarité, quittent progressivement le réseau français. Alors que la population française à l’étranger croît, le nombre d’élèves français dans le réseau diminue.
Les frais de scolarité ont explosé partout dans le monde. Les établissements sont contraints d’augmenter leurs tarifs pour compenser les baisses de subventions et l’accroissement des charges, créant un cercle vicieux : hausse des coûts, départ des familles modestes, fragilisation budgétaire, nouvelles hausses.
Les projets immobiliers urgents sont gelés faute de financement. Les infrastructures se dégradent. Les investissements pédagogiques sont réduits. La qualité du service public recule sur tous les fronts.
L’imposture du plan Cap 2030
Le plan Cap 2030, lancé en 2018 avec l’ambition présidentielle de doubler les effectifs du réseau pour atteindre 700 000 élèves, illustre parfaitement le décalage entre les discours et la réalité budgétaire. Sept ans plus tard, le bilan est accablant : seulement 50 000 élèves supplémentaires ont été accueillis, loin des 350 000 prévus. L’objectif ne sera manifestement jamais atteint.
Pire encore, ce plan a délibérément sacrifié le réseau historique au profit d’établissements partenaires qui contribuent de manière moindre au financement collectif. Les établissements en gestion directe et conventionnés – qui scolarisent environ 230 000 élèves et incarnent la mission de service public – ont subi 80% des suppressions de postes et des hausses de frais de scolarité. Dans le même temps, les établissements partenaires – qui scolarisent près de 170 000 élèves – versent une contribution de 1% à 2% de leurs frais de scolarité à l’AEFE (contre 6% pour les conventionnés, sans compter la participation à la rémunération des personnels détachés (PRRD) qui peut atteindre 40% de la masse salariale).
Cette asymétrie crée une concurrence au sein même du réseau. Les établissements qui jouent le jeu du service public – mixité sociale, accueil de boursiers, pilotage par l’AEFE – sont pénalisés financièrement, tandis que les établissements partenaires bénéficient de l’homologation, des services de l’Agence et de personnels détachés dont les pensions sont prises en charge par l’État, sans contribution équivalente.
Cette politique a mobilisé une part importante des ressources de l’opérateur public pour soutenir la création d’établissements partenaires, souvent au détriment des établissements historiques. La Cour des comptes avait pourtant alerté dès 2016 sur le risque de « banalisation du réseau » et la nécessité d’une « stratégie claire pour équilibrer croissance et qualité ». Ces recommandations n’ont jamais été suivies.
Une inégalité de traitement entretenue par l’État
L’État prend directement en charge l’intégralité des 90 M€ de pensions civiles pour les 2 500 personnels détachés dans les établissements partenaires mais ne compense qu’une partie du coût pour les 5 571 personnels détachés dans les établissements en gestion directe et conventionnés, pourtant piliers de la mission de service public.
Cette différence traduit la volonté de ne pas assumer le coût réel du service public d’enseignement à l’étranger, tout en maintenant une façade de rayonnement via des établissements partenaires qui portent le label français sans en supporter les mêmes charges.
Un contresens stratégique
Cette politique est d’autant plus incompréhensible que nos compétiteurs internationaux font exactement l’inverse. L’Allemagne investit massivement dans ses écoles à l’étranger, l’Espagne développe son réseau d’établissements, le Royaume-Uni déploie son British Council, la Chine multiplie ses instituts Confucius. À l’heure où le soft power devient un terrain de compétition géopolitique majeur, où l’influence culturelle et linguistique détermine les équilibres de demain, la France se retire.
Le paradoxe serait presque risible s’il n’était pas aussi inquiétant : nous proclamons notre ambition d’un monde multipolaire où la France joue un rôle de premier plan mais nous affaiblissons l’un de nos principaux instruments d’influence. Nous vantons notre langue comme patrimoine universel mais nous réduisons les moyens de la transmettre. Nous célébrons notre modèle éducatif républicain mais nous le rendons de moins en moins accessible aux classes moyennes.
Cette contradiction révèle une vision à court terme, obnubilée par la contrainte budgétaire immédiate et aveugle aux enjeux stratégiques de long terme. Elle témoigne aussi d’un renoncement idéologique : celui de considérer les services publics comme des charges à optimiser plutôt que comme des investissements dans notre avenir collectif et notre place dans le monde.
C’est le moment d’agir
Face à cette logique destructrice, nous déposerons plusieurs amendements au Projet de loi de finances 2026, avec ma collègue sénatrice Mathilde OLLIVIER.
Notre projet pour le réseau d’enseignement français est clair :
- exiger la compensation intégrale des charges transférées depuis 2009,
- annuler les nouvelles baisses budgétaires prévues,
- instaurer des mécanismes pérennes d’indexation pour éviter l’accumulation de nouveaux déficits,
- rétablir l’équité de contribution entre tous les établissements du réseau.
Nous demandons également que le ministère de l’Éducation nationale reprenne à sa charge la part patronale des pensions civiles des personnels détachés, comme c’était le cas avant 2009 et comme c’est toujours le cas pour les établissements partenaires.
Au-delà de la question des pensions civiles, nous porterons d’autres combats essentiels pour l’enseignement français à l’étranger. Nous exigerons une augmentation significative de l’enveloppe des bourses scolaires pour garantir l’accessibilité du réseau.
Nous défendrons également un renforcement des moyens alloués au dispositif FLAM (Français Langue Maternelle), qui permet à des milliers d’enfants français ne fréquentant pas les établissements du réseau de maintenir un lien avec notre langue et notre culture. Enfin, nous proposerons la création d’un dispositif d’accompagnants d’élèves en situation de handicap (AESH) adapté aux spécificités du réseau à l’étranger, pour que l’inclusion scolaire ne soit pas qu’un principe proclamé partout mais abandonné hors de nos frontières.
Ces amendements, que nous portons depuis des années au Sénat, sont également largement soutenus et réclamés par les Françaises et Français de l’étranger eux-mêmes. Les Assises de la protection sociale, qui ont réuni nos compatriotes en 2025, ont notamment fait de la question des AESH une priorité absolue.
Ces revendications s’inscrivent également dans les recommandations réitérées de la Cour des comptes depuis 2016 et du Sénat en 2018, qui avaient identifié la problématique des pensions civiles comme « le cœur du problème au sein du réseau » et préconisé de sanctuariser la subvention pour préserver l’équilibre financier sans sacrifier la qualité pédagogique. Elles n’ont jamais été suivies par les coalitions et majorités présidentielles successives.
Il est temps d’inverser la logique : plutôt que de gérer le déclin, reconstruire un service public d’enseignement à l’étranger complet, inclusif et accessible, à la hauteur de nos ambitions pour la France dans le monde.
L’enjeu d’un modèle de société
Au-delà des dispositifs techniques, c’est un choix de société que nous défendons. Celui d’une France qui n’abandonne pas ses services publics, surtout à l’étranger. Celui d’un État qui honore ses engagements envers ses citoyens, où qu’ils résident. Celui d’une République qui fait de l’égalité d’accès à l’éducation, de la mixité sociale et de l’inclusion des principes qui ne sont pas négociables.
Car l’enseignement français à l’étranger n’est pas qu’une question scolaire. C’est le marqueur d’un projet de société, de ce que nous sommes, de ce que nous voulons être dans le monde. C’est le lieu où se manifeste concrètement notre conception de l’universalisme : celle qui considère que la qualité de l’éducation ne doit pas dépendre de la fortune de ses parents, que la mixité sociale est une richesse et que le service public est un bien commun. Voilà ce que nous portons.
La perception du réseau comme système « public » d’enseignement soutenu par l’État constitue d’ailleurs un élément différenciant majeur, au-delà de sa seule dimension économique. Cette spécificité culturelle participe de l’attractivité du modèle français et justifie, aux yeux de nombreuses familles, leur contribution financière. L’augmentation continue de la participation des familles, conjuguée au recul de l’engagement public, érode progressivement cette perception et affaiblit la légitimité de l’effort demandé.
Quand nous affaiblissons ce réseau, nous envoyons un message : la France renonce à incarner ses valeurs, elle abandonne son ambition de rayonnement, elle accepte que son modèle social devienne un privilège plutôt qu’un droit. Ce message, nos partenaires comme nos concurrents l’entendent. Et nos compatriotes peuvent eux aussi en tirer les conséquences


